Dans son dernier livre – Le Bug humain, éditions Robert Laffont – le rédacteur en chef Sébastien Bohler explique que notre cerveau poursuit des objectifs incompatibles avec la sauvegarde de la planète. Pour survivre, nous allons être obligés de remodeler nos neurones.
Livre disponible à la librairie A livre ouvert à Charleville Mézières
« Nous sommes peut-être la dernière génération qui vivra dans l’opulence, la santé et la consommation sans frein. Dans trente ans, le monde n’aura plus rien à voir avec ce que nous voyons aujourd’hui. Année après année, les températures montent, les océans aussi, des milliers d’hectares de terres se transforment en désert et des millions de personnes se préparent à quitter leurs foyers pour migrer. De tout cela, nous sommes responsables.
Pour la première fois de son histoire, l’enjeu pour l’humanité va être de se survivre à elle-même. Non plus à des prédateurs, à la faim ou aux maladies, mais à elle-même. Elle n’y est pas préparée. Devant ce défi suprême, elle ne répond que par des incohérences. La preuve. Pourquoi, alors que nous sommes dotés d’outils extrêmement précis qui nous informent clairement de la tournure que vont prendre les événements dans quelques décennies, restons-nous impassibles ? Pourquoi, face à la catastrophe, continuons à agir comme par le passé ? Qu’est-ce qui, en nous, est si dysfonctionnel ?
Pour répondre à cette question, je me suis penché sur la part la plus intime et la moins visible de ce qui fait notre humanité. Ce qui nous échappe, blotti au fond de notre boîte crânienne, si obscur et si caché, mais qui nous gouverne. Notre cerveau.
Ce que j’ai découvert m’a glacé. Ce cerveau, qu’on présente comme l’organe le plus complexe de l’univers et dont on chante les louanges à coups d’émissions de télévision et au fil de rayons entiers de librairie, est en réalité un organe au comportement largement défectueux, porté à la destruction et à la domination, ne poursuivant que son intérêt propre et incapable de voir au-delà de quelques décennies. Nous sommes emportés dans une fuite en avant de surconsommation, de surproduction, de surexploitation, de suralimentation, de surendettement et de surchauffe, parce qu’une partie de notre cerveau nous y pousse de manière automatique, sans que nous ayons actuellement les moyens de le freiner. […]
Aujourd’hui, face à la rapidité des changements qui interviennent dans notre environnement et qui vont menacer notre propre existence, nous sommes comme les pilotes d’un avion dont les témoins lumineux hurlent à tue-tête pour signaler un crash imminent, et qui se lanceraient : “Il nous reste deux minutes, on a encore le temps de se préparer un bon café.” Il faut en finir avec la vision d’un esprit humain cohérent, maître de son destin, capable d’agir par la force de la raison et de s’assurer le meilleur avenir possible. Notre cerveau est en réalité une bombe à retardement. Il est animé de forces contraires qu’il n’arrive pas à concilier. […]
Le bug humain
Le cerveau humain est programmé pour poursuivre quelques objectifs essentiels, basiques, liés à sa survie à brève échéance : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, le faire avec un minimum d’efforts et glaner un maximum d’informations sur son environnement. Ces cinq grands objectifs ont été le leitmotiv de tous les cerveaux qui ont précédé le nôtre sur le chemin accidenté de l’évolution des espèces vivantes. Et ce, depuis les premiers animaux qui ont vu le jour dans les océans à l’ère précambrienne, il y a un demi-milliard d’années, jusqu’au dirigeant d’entreprise qui règne sur des milliers d’employés et gère le cours de ses actions depuis son smartphone. Ils n’en ont pas dévié. Les mécanismes qui régissent leurs actions sont à la fois simples, robustes, et ils ont traversé le temps en conservant certaines caractéristiques essentielles. […]
Ce système de renforcement a été si efficace qu’il s’est transmis à toutes les espèces de vertébrés. Les neurones du striatum, qui charrient de la dopamine et du plaisir en réponse à tout comportement tourné vers la survie, sont le moteur de l’action des poissons, des reptiles, les oiseaux, des mammifères et des marsupiaux.
Le problème est que le cortex de l’homme s’est largement développé depuis un million d’années environ et est autrement plus puissant que celui d’un poisson ou d’un reptile. En élaborant des technologies sophistiquées, que ce soit dans le domaine alimentaire, de l’information ou de la production de biens matériels, ce cortex est aujourd’hui capable de procurer au striatum presque tout ce qu’il désire, parfois sans effort. Et le problème, c’est que le striatum ne demande que cela. À aucun moment il ne lui viendrait à l’idée de se limiter. Il n’est pas fait pour cela. Il n’a jamais intégré cette donnée, cela n’a pas été spécifié dans ses plans de construction.
Maîtrisant toujours plus de technologies pour assouvir nos besoins, nous sommes incapables de nous modérer dans l’application de ces technologies, qu’elles aient un rapport à la production de denrées alimentaires, d’automobiles véhiculant un statut social, de sexualité sur Internet, de statut social sur les réseaux du même nom ou d’addiction à l’information continue. Tout cela forme le carburant d’une économie de croissance qui n’a aucune raison de renoncer à son principe fondamental, car c’est ce principe qui a fait le succès de notre espèce. […]
Manger sans faim
En 2016, l’Organisation mondiale de la santé livrait un rapport selon lequel on meurt plus sur Terre aujourd’hui de suralimentation que de dénutrition. Aujourd’hui, plus de 1,9 milliard d’individus de plus de 18 ans sont en surpoids. Parmi eux, plus de 650 millions sont obèses. Ces chiffres ont triplé en 40 ans et en 2030, on s’attend à ce que 38 % de l’humanité soit en surpoids, et 20 % obèses. Notre striatum est programmé pour cela, et nous pousse à engouffrer encore et toujours plus. […]
Si nous sommes à ce point démunis devant l’abondance de nourriture, c’est parce que nous n’y avons jamais été préparés. Pendant la plus grande partie de son séjour sur Terre, l’être humain a vécu dans un milieu naturel où les ressources alimentaires étaient rares. L’environnement de nos ancêtres du paléolithique n’était pas peuplé de frites et de hamburgers. Il fallait passer des journées à chercher des racines, des baies, à traquer un gibier sans garantie de succès. Lorsque vous teniez une proie, vous n’aviez pas intérêt à en laisser une miette. Votre survie en dépendait. Celui qui mangeait le plus avait souvent un avantage sur les autres. Il survivait mieux, plus longtemps, avait une descendance plus nombreuse.
Cette situation n’a pas vraiment posé de problème, tant que l’humanité vivait en équilibre avec les autres espèces animales et végétales, et que les ressources à disposition restaient limitées par la difficulté d’y accéder, mais une fois que l’homme a été capable de produire sa propre nourriture de façon maîtrisée et presque sans limite, ces “gènes goinfres” sont devenus nos pires ennemis. Ils nous tuent aujourd’hui en provoquant les maladies mortelles liées à l’obésité, nous invalident par l’une ou l’autre forme de comorbidité (dont la maladie d’Alzheimer et les AVC, très fortement favorisés par l’obésité et causant respectivement 1,5 et 6 millions de décès par an), et provoquent des ravages sur notre environnement, puisque la surproduction de denrées alimentaires – notamment animales – entraîne un bilan carbone très lourd qui contribue notablement à l’effet de serre et au réchauffement climatique. […]
Overdose de sexe
La vue de photos érotiques ou de vidéos pornographiques active fortement le striatum. Des expériences révèlent que les personnes dont le noyau accumbens (une subdivision importante du striatum) s’active le plus fortement à la vue de photos érotiques ont, au cours des mois et des années qui suivaient, le plus grand nombre de partenaires sexuels. Le striatum qui veut le plus le sexe répand davantage ses gènes que celui qui n’éprouve qu’un désir modéré. C’est pourquoi les gènes de ces striatums obsédés sexuels se sont répandus dans la population. […]
Aujourd’hui, 35 % des vidéos visionnées quotidiennement sur Internet sont des vidéos pornographiques, et elles représentent un chiffre d’affaires de 97 milliards de dollars, les États-Unis étant les plus gros producteurs et consommateurs avec 17 milliards de dollars annuels. Chaque année, 136 milliards de vidéos pornographiques sont visionnées par l’humanité. 35 % du trafic internet étant consacré à des visionnages de vidéos pornographiques, l’impact de l’appétit sexuel de nos striatums sur la planète Terre est de 150 millions de tonnes de dioxyde de carbone émises dans l’atmosphère chaque année, soit entre un cinquième et un tiers des émissions de gaz à effet de serre dus au trafic aérien. […]
Tu as vu mon 4×4 ?
L’avidité pour le prestige, les situations de domination, les situations sociales conférant des privilèges, est un ressort vieux comme le monde, et pour ainsi dire indestructible. Cette mécanique obstinée menace aujourd’hui de nous asphyxier, non seulement en polluant les rapports entre sexes, mais aussi en causant des dégâts profonds sur nos modes de vie et sur notre environnement. La comparaison sociale, sorte de logiciel par défaut qui équipe tous nos cerveaux (surtout ceux des hommes), crée une sorte de conditionnement. Prenez le quotidien de millions de personnes au travail. Par quoi sont-elles préoccupées ? Par le fait de toucher un salaire décent – et, si possible, élevé – mais surtout, un salaire supérieur à celui de leurs collègues. La majorité des enquêtes montre que ce n’est pas tant le salaire absolu qui compte – du moment qu’il permet de vivre décemment – mais le salaire relatif . Nous sommes satisfaits lorsque nous recevons plus que les autres, à tel point que cela influe sur notre niveau de bien-être et même sur notre santé. […